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Suzanne Bergheim est une bonne élève. A l'école de l'avenue Parmentier elle est déjà dans la classe du certificat d'études. Cependant elle n'a que onze ans. Et c'est à douze ans que l'on passe l'examen. Suzanne, pour se présenter, doit bénéficier d'une dispense ; c'est-à-dire du privilège d'être candidate avant l'âge légal. On la lui accordera certainement, car on encourage les enfants précoces. Ce sera drôle de dire plus tard que son premier diplôme date de 1900, la dernière année du siècle.
Papa Bergheim est fier des succès de ses enfants. Il sait lire et écrire, mais ne connaît pas l'orthographe. C'est que lorsqu'il était petit, il préférait souvent la rue à l'école. Pendant son enfance, l'école n'était ni gratuite, ni laïque (on y disait sa prière, le matin, au début de la classe), ni obligatoire (avant dix ans des petits garçons travaillaient déjà dans des ateliers ou aux champs et les petites filles s'occupaient aux soins du ménage).
Papa Bergheim souffre aujourd'hui de ses insuffisances. Et pourtant, il aime la lecture des grands auteurs, les ouvrages historiques, les spectacles classiques. Il avait à peine vingt-cinq ans, lorsqu'avec ses camarades, il avait couru de la rue Oberkampf où il habitait jusqu'à l'avenue d'Eylau près de l'Etoile, pour saluer le grand poète Victor Hugo, dont on célébrait le quatre-vingtième anniversaire.
Trois ans plus tard, il s'était joint à une société ouvrière descendant de Ménilmontant, pour défiler devant le cercueil de Victor Hugo exposé sous l'Arc de Triomphe.
Lorsqu'il était jeune, avec dans sa poche, un croûton de pain et un morceau de gruyère, le dimanche matin ou le samedi soir, il attendait pendant trois heures à la queue du Théâtre-Français l'ouverture des bureaux de la matinée ou de la soirée. Une place d'amphithéâtre ne coûte que vingt sous. Mais il faut grimper rapidement les six étages si l'on veut gagner la banquette du premier rang. Là, il a entendu souvent ses artistes préférés : Sarah Bernhardt, Mounet-Sully, Got, Albert Lambert... Quelquefois il allait à l'Odéon, le deuxième théâtre français sur la rive gauche de la Seine. La place ne coûte encore que cinquante centimes. Mais les artistes ne sont souvent que des débutants.
A l'Ambigu, où l'on joue de sombres drames, à la Porte-SaintMartin, où l'on joue des pièces qui ne sont pas encore au répertoire du Théâtre-Français, si l'on veut obtenir une place au premier rang de l'amphithéâtre, il faut entrer dans la « claque». Lorsque le chef de claque frappe le plancher avec une lame de bois, le premier rang doit applaudir avec vigueur. Et le claqueur défaillant est vivement pris à partie. On salue ainsi non seulement le baisser du rideau après l'acte, mais encore l'entrée et la sortie des vedettes... Et l'on dit que le chef de claque est d'autant plus entraînant que la vedette a été plus généreuse à son égard.
Edmond Bergheim adore le théâtre et ne ménageait pas ses forces, lorsqu'il fallait rappeler un de ses acteurs préférés. Vingt fois de suite, certains jours, le rideau s'était relevé pour obéir aux applaudissements et aux acclamations de quelques spectateurs aussi tenaces que lui, dans leur bruyante admiration pour Sarah ou Mounet. Mais c'est spontané et volontaire. Obéir au chef de claque, c'est beaucoup plus humiliant. On a beau être pauvre, acheter son plaisir en se privant d'un repas, on ne veut pas vendre les claquements de ses mains.
Aujourd'hui, Edmond Bergheim a vieilli et grossi. Il n'aime guère les exercices physiques, et il lui faut s'essouffler pour gagner une place à l'amphithéâtre. Lorsque à la fin du mois, le modeste salaire de l'employé n'a pas été dépensé pour la nourriture, ou mis sous enveloppes pour le loyer, les vêtements, le linge et les imprévus, lorsque maman ne s'est pas trop promenée dans les grands magasins, papa se paye le luxe d'une place de parterre au Français. Il emmène parfois son fils Robert. Pour deux francs cinquante centimes par personne (ou cent sous ou une thune pour deux), ils s'installent aux derniers rangs de l'orchestre. C'est avantageux, car on se confond ainsi avec des gens qui payent jusqu'à vingt ou trente francs, qui retiennent leurs places ou même ont souscrit un abonnement annuel. Mais ces richards n'ont pas la politesse de l'exactitude, et s'installant, pendant le premier acte, troublent ainsi le parterre, avec l'insolence des petits marquis du XVIIe siècle s'interpellant sur la scène où l'on jouait des comédies de Molière.
Mme Bergheim n'aime pas ces sorties dominicales. D'abord parce que Robert, suivant son père, ne profite pas le dimanche de la cuisine maternelle. Aussi, parce que cinq francs, c'est une somme que l'on ne devrait pas gâcher pour trois heures de spectacle. Enfin, parce que pour profiter de cette faveur, il faut être du sexe mâle. Les dames et les demoiselles ne sont pas admises au parterre.
C'est en ces jours-là que M. Bergheim retrouve son grand poète, en voyant et écoutant Hernani, Ruy Blas, Marion Delorme. Et souvent dans les préaux des écoles du XIe arrondissement, des sociétés démocratiques organisent des matinées au cours desquelles de jeunes amateurs jouent, chantent ou déclament. Et il est rare que Victor Hugo n'y soit pas représenté.
Car le Victor Hugo de papa Bergheim, ce n'est pas le bon vieux grand-père au triste sourire sous sa barbe blanche dont Suzanne a appris, pour la réciter, l'histoire versifiée : Jeanne était au pain sec, dans le cabinet noir... Non, c'est le poète républicain, l'ennemi de l'Empereur, celui qui s'exila après le coup d'Etat du 2 décembre 1851, et ne revint en France qu'après Sedan en 1870. Et si au début il fut obligé de s'enfuir, il aurait pu, comme beaucoup d'autres, profiter de la tolérance du gouvernement et retrouver sa patrie. Mais il avait dit:
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là.
Il avait crié dans des vers magnifiques:
Dans ma sainte fureur,
Pareil aux noirs vengeurs devant qui l'on se sauve,
J'écraserai du pied l'antre et la bête fauve,
l'Empire et l'Empereur.
Et il revint à Paris, après Sedan, pour subir volontairement en 1870, le siège de la capitale par les Prussiens.
C'est le grand ami du peuple, l'auteur des Misérables, le prophète de la fraternité humaine :
o République universelle
Tu n'es encor qu'une étincelle
Demain, tu seras le Soleil.
Papa Bergheim est souvent jovial, gai. Il rit facilement. Il aime les plaisanteries. Il ne se gêne pas pour « blaguer » les pratiques religieuses de ses parents, de ses beaux-parents. Mais on provoquerait sa violente colère, si l'on osait sourire, lorsqu'il déclame, sans souci des voisins, les beaux poèmes de Victor Hugo. Pour lui et tous ceux de sa génération. et de sa classe sociale, c'est un véritable culte et l'on n'admet guère la critique ou le dénigrement, lorsqu'il s'agit de l'œuvre, du poète et de l'homme.
Le papa et la maman de Suzanne vinrent au monde quelques années avant la terrible guerre de 1870-1871. Ils ne sont pas nés à Paris, mais ils y vivent depuis leur première enfance ; et s'ils ont entendu chez eux le patois de la vieille Alsace, ils n'ont jamais parlé que le français, avec cet accent parisien, un peu traînard, qui saute brusquement sur les mots d'un argot pittoresque. Les deux familles ont quitté l'Alsace envahie par les troupes prussiennes, abandonnant tout ce qu'elles possédaient, avant même le traité de Francfort. Les deux grands-pères ont participé à la défense de Paris, ce qui ne les a pas enrichis.
Le grand-père paternel, ouvrier dans une fabrique de meubles du faubourg Saint-Antoine, ne peut plus travailler et marche de plus en plus difficilement. Il ne lui reste que deux fils et une fille. Deux de ses enfants sont morts de maladie. C'est que depuis 1870, la grand-mère et lui se sont logés avec leurs enfants dans deux pièces d'une vieille maison de la rue Oberkampf, de deux étages, où s'entassent plus de cent familles qui ne peuvent prendre de l'eau qu'à la seule fontaine de la cour.
L'autre grand-père, âgé de plus de soixante-dix ans est encore valide et lève fièrement la tête ornée de deux longues moustaches à la gauloise. Il gagne son pain quotidien en portant chaque nuit des paquets de journaux de l'imprimerie aux librairies et aux kiosques. C'est un vieux soldat pourtant. Il a servi sept ans l'Empire. Pendant deux ans, il a combattu au Mexique ; blessé, il a obtenu une médaille accrochée sous cadre dans sa salle à manger. Maman Bergheim est fière de son père. Papa Bergheim n'aime pas que l'on parle de l'Empire et du Mexique.
Il dit à sa femme en riant : « S'il vendait sa médaille ton père aurait-il assez d'argent, pour ne plus travailler ? » Mais il ne faudrait pas plaisanter ainsi, devant le vieux soldat.
Cependant Edmond, le père de Suzanne, ne porte plus la blouse ni la casquette de l'ouvrier. Employé, payé au mois, il ne peut guère économiser. Mais il a voulu que sa femme et ses deux enfants ne vivent pas dans un taudis, comme celui de son enfance. En face de la maison de ses parents, il a loué un appartement de quatre pièces et d'une cuisine, dans un immeuble déjà vieux, à escalier sombre. Deux petites pièces et la cuisine donnent sur une cour étroite où l'on ne voit guère le soleil. La troisième n'a pas de fenêtre. Seule, la salle à manger a vue sur la rue Oberkampf. Et cependant on les envie. Car sur la grisaille de la façade, au-dessus de l'entrée, une petite plaque bleue portant « eau et gaz à tous les étages » précise déjà un commencement de luxe.
Bien sûr, ils n'ont pas de domestiques. La maman de Suzanne, qui a dépassé à peine la trentaine a gardé son corps et son teint de jeune fille. Mais lorsqu'elle s'habille pour sortir, elle cache sous des gants ou dans un manchon, ses mains épaissies, ridées, gonflées, rougies par les durs travaux de la ménagère.
Suzanne ne s'amuse guère en cette soirée de l'automne 1899. Elle apprend sa leçon de géographie. Elle a saisi de sa main gauche la longue natte qui pend ordinairement dans son dos et qu'elle mordille nerveusement. Tête levée, yeux fermés, elle répète à voix basse les noms des villes qu'elle ne connaît pas, qu'elle ne situe pas. On entend :
Haute-Savoie : Le Puy, Brioude, Yssingeaux,
Lozère : Mende, Florac, Marvejols...
Puis ou revient au début de la liste alphabétique :
Ardèche : Foix, Pamiers...
Un rapide coup d'œil au livre et voilà la pauvre Suzanne qui sanglote et crie...
La mère Suret, la couturière, qui travaille à côté d'elle interroge sans trop d'émotion :
« Qu'est-ce qui ne va pas ? - Je me suis encore trompée. Je prends l'Ardèche pour l'Ariège...
Et voilà Suzanne qui répète avec rage, en rythmant du pied cette étrange chanson :
AR-DECHE... Pri-vas, Largen-tière, Tour-non.
ARIE-GE... Foix, Pamiers, Saint-Gi-rons.
Pourquoi l'écolière se trouve-t-elle dans la petite pièce, donnant sur cour, séparée de la cuisine par un petit couloir où s'ouvre la porte du logement et... la porte d'une pièce très étroite à odeur caractéristique ? Il y a dans le coin une sorte de cage que ne dissimule pas une vieille couverture mangée aux mites : c'est le lit pliant de son frère que l'on ouvre le soir, après le repas, car c'est là que l'on mange, afin de ne pas salir la salle à manger.
Il fait presque nuit et il faut bien que Suzanne profite de la seule lampe allumée dans le petit logement. C'est aussi qu'elle a donné à Mme Suret son tablier noir qui doit être recousu. Elle aime bien la vieille couturière, qui grogne souvent, parle toujours sans tendresse, mais bavarde facilement sans cesser de coudre, raconte sa jeunesse et ne cesse de se plaindre du temps présent.
Elle hausse les épaules en entendant cette cascade de noms géographiques : « A quoi cela sert-il ? Tu ne connais pas les rues où tu passes chaque jour et tu apprends des noms de villes où tu n'iras jamais. »
Si Mme Bergheim n'a pas de domestiques, que fait donc Mme Suret ? Depuis quarante ans, elle travaille dans la famille. A vingt ans, jeune couturière, elle fut embauchée par le grand oncle de Suzanne, le seul membre de la famille qui se soit enrichi, en vendant des robes confectionnées dans son atelier. Mais il a liquidé son fonds il y a dix ans. De bonnes affaires, des placements fructueux lui permettent de vivre de ses rentes. Mme Suret n'a pas voulu chercher un autre atelier et un autre patron. Elle travaille « en journée» dans des familles bourgeoises, assez fortunées, aidant les domestiques, confectionnant ou réparant les vêtements des enfants, entretenant le linge et les costumes des parents.
Mais un jour par semaine, elle monte dans le petit logement de la rue Oberkampf, pour réparer, recoudre, raccommoder, rafistoler les vêtements et le linge. La paye-t-on seulement ? Suzanne n'en est pas sûre. La mère Suret, comme on l'appelle ici est de la famille. Elle a connu Mathilde, la maman de Suzanne, toute petite, elle a vu naître Robert et Suzanne. Elle était capable de garder, bercer, « changer » les bébés. Elle est nourrie toute la journée, depuis le café au lait du matin jusqu'au pot-au-feu du soir. Son vieux mari se débrouille seul, ce jour-là. Pourvu qu'il ait sa boule de gros pain, quelques tranches de saucisson, des pommes de terre en « robe de chambre» (cuites dans l'eau bouillante, servies sans être épluchées, en robe des champs exactement), et surtout ses deux chopines de gros vin rouge.
La nuit venue, la mère Suret remonte la longue rue Oberkampf, suit le boulevard de Ménilmontant, s'engage sous un porche et dans le fond d'une cour retrouve l'escalier en colimaçon qu'elle monte jusqu'au sixième étage. Le ménage, qui a perdu plusieurs enfants et n'a plus qu'un fils vivant, habite une chambre et une cuisine. On y fait du feu dans l'étroite cheminée. Mais il faut que le froid soit vif. Sinon la cuisinière, allumée pour cuire la soupe, la viande et les pommes de terre, suffit pour chauffer les deux pièces. Et souvent les deux vieux se contentent d'une lampe à alcool. Ils ne sont pas habitués aux plats savamment préparés par Mathilde Bergheim. La mère Suret ne se plaint pas de son sort qui pourtant n'est guère enviable. Mais par fierté elle prétend avoir voulu échapper à un progrès qui bouscule ses vieilles habitudes, détruit plus qu'il ne construit et multiplie les dangers de l'existence quotidienne. Ainsi, si elle s'éclaire, se chauffe, cuisine par les mêmes moyens que sa mère et sa grand-mère, c'est parce qu'elle condamne le gaz et l'électricité, ces inventions diaboliques.
On voit le bois ou le charbon qui brûle dans la cheminée ou la cuisinière. Mais le gaz on ne le voit pas. On ouvre un robinet, rien n'apparaît et brusquement, si on présente une allumette, des petites flammèches bleues courent autour du réchaud. Vous ne direz » pas que c'est naturel.
Pour, que l'on sache le gaz présent autour de vous, les yeux ne servent pas.. C'est le nez seul qui signale la présence de cet ennemi invisible. Et lorsque le réchaud à gaz est allumé dans la cuisine de la famille Bergheim, la mère Suret, dans la petite pièce toute proche où elle travaille, ne manque pas de dire à Suzanne : « Tu ne sens pas le gaz, toi ? Bien sûr vous ne le sentez plus. Vous êtes habitués. Vous vous empoisonnez sans vous en rendre compte. Tu ne me diras pas que les aliments cuits sur cette machine ne sont pas infectés par cette odeur ? »,
Suzanne, cependant, s'arrache à ses départements, chefs-lieux et sous-préfectures et se distrait en regardant sa vieille amie qui n'occupe qu'un coin de la table, et dont le corps massif couvre complètement la petite chaise à siège de paille sur laquelle s'étale sa croupe imposante. Suzanne se demande comment une femme aussi chargée de graisse peut le soir gravir la rue Oberkampf et les six étages de sa maison. Car la mère Suret n'utilise guère les omnibus et les tramways. Par économie sans doute. C'est qu'il faut bien compter ses sous et ne dépenser que le strict minimum. Et puis elle n'a pas confiance. Encore les chevaux de l'omnibus sont-ils vivants. Mais la voiture « qui marche toute seule » lui paraît aussi dangereuse que le gaz du réchaud ou du bec Auer. Elle a raconté à Suzanne l'accident de la gare Montparnasse. Cette locomotive qui était sortie de la voie, avait défoncé le ballast et basculé dans le vide. En contrebas, l'omnibus déjà attelé, déjà garni de voyageurs se trouvait placé en fin de la trajectoire. Mais les chevaux eurent peur et galopèrent jusqu'à l'autre bout de la place, ce qui les sauva et sauva leurs clients. S'il y avait eu une machine qui marche toute seule, elle n'aurait pas bougé et le contenant et le contenu auraient été écrasés.
Suzanne suit les gestes de la couturière qui racommode un pantalon paternel dont le haut se tirebouchonne sur les genoux de l'ouvrière. Dans la demi-obscurité, on peut confondre le fil noir que celle-ci tire et le cordon du binocle posé au bout de son nez.
Il y a une autre raison à la présence de Suzanne dans la même pièce que Mme Suret. C'est qu'elle profite ainsi de la seule lampe allumée dans le logement.
La lampe repose sur un lourd socle de métal qui par un long pied porte le réservoir en verre. Suzanne regarde souvent sa mère garnir la lampe. C'est une opération délicate. Il faut dévisser le bec qui tire la mèche, bande plate en fils de coton, attachée à la couronne supérieure, dont la frange qui la termine plonge dans le réservoir. On verse le pétrole par la fente arrondie, assez étroite, ouverte par le déplacement du bec. Il faut aller doucement. Papa, toujours impatient et nerveux, penche la bouteille pour aller plus vite, comme s'il vidait une carafe d'eau sur l'évier. Pour éviter un accident, il faut alors éponger soigneusement le pétrole ainsi répandu. Maman a l'habitude des gestes lents et précis. Suzanne la voit verser le pétrole prudemment, comme si elle laissait tomber de l'huile goutte à goutte en préparant une mayonnaise. Maintenant il faut tout remettre en place. La main droite tient une allumette ou une petite torche de papier, la gauche tourne doucement le bouton qui règle la hauteur de la mèche, où le pétrole monte. La flamme vacille et dégage une fumée noirâtre. Mais lorsqu'on a placé le verre entre les grilles de la galerie, plus large à la base, la flamme devient bleue et jaune et très éclairante.
La mère Suret a déjà plusieurs fois tourné le bouton pour faire monter ou descendre la mèche. Mais la flamme vacille et le verre se noircit : « La lampe fume ! » « C'est que cela manque d'air » dit la mère Suret. Suzanne a appris à l'école que l'air est indispensable pour qu'il y ait combustion. C'est le pétrole qui brûle à l'extrémité de la mèche. Mais au bout d'un certain temps les trous se bouchent et l'air passe plus difficilement.
La mère Suret se lève en bougonnant. Elle enlève le verre de lampe d'une main protégée par le bout de sa blouse. Avec un bout d'allumette, elle gratte la galerie soigneusement, nettoie le verre avec un chiffon blanc qu'elle introduit par le manche d'un plumeau, tout cela sans éteindre la lampe. Le verre replacé, la mèche remontée, la flamme redevient vive et éclairante.
L'éclairage ! C'est un problème, lorsqu'il n'y a qu'une seule lampe à pétrole allumée dans le logement. Robert le frère revient de l'école Turgot. On l'entend grimper l'escalier en enjambant quatre marches à la fois. Dans l'obscurité, il a raté son coup et redégringole au troisième. On l'entend injurier la concierge qui n'a pas encore allumé le bec de gaz « papillon » jetant de faibles lueurs sur les étages.
Dès qu'il est entré, c'est la catastrophe. Dans cette pièce qui est sa chambre à coucher, ses affaires traînent sur la petite étagère, sur le lit-cage, dans un placard ouvert dans le mur, ou par terre. Naturellement, il ne retrouve pas le livre de géométrie dont il a un pressant besoin. Sans se soucier des protestations de la mère Suret et de Suzanne, il empoigne la lampe par son long pied et la promène dans tous les coins de la petite pièce. Enervé, il ne la tient pas droite. « Tu vas casser le verre et renverser le pétrole, lui crie la couturière. » Il est vrai que le verre de la lampe penche dangereusement et sort même des griffes de la galerie.
Naturellement il bouscule tout et ne trouve rien. Le voilà qui s'engage dans le couloir. La chambre devient obscure. « Faut tout lâcher quand il est là », bougonne la mère Suret. Elles crient toutes les deux : « Robert, veux-tu revenir ? »
Enfin, il a retrouvé le livre sur le buffet Henri II de la salle à manger : « Ce n'est pas sa place », dit la mère Suret. Robert né répond rien. Et pour cause ! Ce matin, il avait posé le livre, alors qu'il ouvrait la porte du corps supérieur du buffet, pour chiper , quelques tablettes oubliées. Comme il était déjà en retard, il est parti précipitamment la serviette sous le bras gauche, la main droite, serrant le chocolat remplaçant ainsi la géométrie. Il replace la lampe sur la petite table, sans s'inquiéter du noir de fumée laissé par la flamme sur le verre.
Mme Bergheim est rentrée à son tour, et éclairée par le bec papillon de la cuisine, prépare le repas du soir. Mais il faut remplir la « salamandre » de la salle à manger, poêle à feu continu, où la combustion s'opère lentement.
« Robert, va à la cave, rapporte de l'anthracite », car il faut un charbon spécial qui ne laisse que peu de cendres. Robert sur une chaise semble absorbé par sa leçon de géométrie. I1 n'entend pas. Une telle « concentration » paraît suspecte à la maman qui s'approche et voit disparaître dans la poche de son fils, la Jeunesse illustrée, jusque-là pliée au format de la page du livre. Décidément, la géométrie mène à tout, à la condition d'en sortir. Ce matin, elle était sacrifiée au chocolat. Le soir, elle abrite la lecture passionnante d'un roman de Jules Verne mis en images.
Cependant il faut bien s'exécuter. Robert prend le seau et la pelle. Mais comment s'éclairer ? Il place une bougie sur le vieux chandelier. Sa mère l'arrête : « Laisse cela. Chaque fois que tu descends avec le chandelier, tu laisses tomber des gouttes de bougie fondue sur tes vêtements et c'est toute une histoire pour les enlever. Prends la lampe Pigeon. Il n'y a plus d'essence. Attends que je la remplisse. »
Sur la petite lampe Pigeon, Mme Bergheim a collé une feuille de papier sur laquelle, de sa belle écriture, elle a copié des instructions publiées dans un livre scolaire de leçons de choses :
On ne doit jamais garnir les lampes d'essence ou de pétrole, quand la mèche est encore allumée.
Il faut se tenir loin de toute flamme pour remplir le reservoir d'essence.
Bien essuyer la lampe après l'avoir garnie.
Ne jamais mettre d'essence dans une lampe à pétrole. »
L'essence de pétrole est en effet très inflammable. Le réservoir de la lampe Pigeon est en cuivre, et afin d'éviter que le liquide se renverse, à l'intérieur un feutre s'imbibe d'essence. La mèche est protégée par un verre circulaire.
Toute la maison peut suivre la descente de Robert qui balance le seau afin que la pelle sonne contre les parois. C'est par jeu sans doute. Aussi par prudence. Car l'intrépide jeune homme n'est pas très rassuré dans la cave obscure. Il craint les animaux des noires profondeurs et surtout les rats qui circulent la nuit dans la courette et dans le sous-sol. Le bruit peut les éloigner.